Tempo, espace et musique
Constantin Stanislavski
Si, dans la foule des acteurs autoproclames de la diffusion musicale, certains se trouvaient avoir le loisir de re?echir sur ce remarquable paragraphe de Stanislavski, ils n’auraient guere besoin que de changer le mot «theatre» pour celui de «musique», et ils n’hesiteraient plus a mettre leurs perruques a l’envers, a defaut d’avoir le courage de les jeter a la poubelle. Nous essayons de re?echir, de partager nos re?exions et de proposer, moyennant les evidences et surtout nos doutes, une application de nos conclusions.
Premierement - En ce qui concerne les «Tempi», RIEN n’est systematique et RIEN n’est super?u. Nantis de ces petits riens, nous sommes prets pour une approche fondamentale, qui vise a identi?er la «direction» rythmique d’une ?uvre. Les nomenclatures italiennes «ordinaires» : Adagio, Andante, Allegro, Presto ne sont que des outils d’ecriture qui, attaches a une partition, indiquent la direction generale du mouvement rythmique qui l’anime.
Deuxiemement - Aucune indication de Tempo ne doit etre lue independamment de l’?uvre a laquelle elle est destinee. L’indication prestissimo ne signi?e pas a elle seule «AU PLUS VITE», pas plus que l’indication Adagio ne signi?e «AU PLUS LENT». «Tempo» n’est pas synonyme de «vitesse» : le terme renvoie a un type de mouvement donne, qui reste a identi?er en fonction de la structure rythmique et du caractere formel et sensoriel d’une ?uvre.
Troisiemement - Une fois la structure de l’?uvre comprise et son mouvement determine, reste a considerer dans quelles conditions d’execution l’?uvre sera materialisee. Selon ces conditions, des ?uctuations du mouvement general seront acceptables dans la mesure ou elles ne de?gurent pas la structure du texte et par consequent son contenu sensoriel.
Le grand probleme, de nos jours, c’est qu’on ne pense plus le Tempo, on le reproduit, et ce faisant on ne joue plus une partition, on la «reprend». Certains meme ne la lisent plus. Certes, en un sens, il n’est rien de plus simple que les indications de Tempi chez Mozart, rien de plus translucide que l’ecriture chez Mozart ; mais force est de constater que rien n’est plus facile que de se tromper, surtout si l’on tombe dans les automatismes manieristes de ce que l’on a pris l’habitude d’appeler la tradition. Comment des lors former le projet de jouer Mozart, et en particulier, selon quels criteres effectueronsnous les choix de Tempi qui permettront de restituer l’unite organique de l’?uvre ? Nous pensons qu’il n’y a ici ni recette, ni reponse toute faite ; mais il y a des demarches necessaires, demarches complexes, parfois lourdement academiques, mais au terme desquelles des conclusions se pro?lent.
La partition est ici seule reference legitime absolue. Il est donc clair que l’analyse complete de l’?uvre (analyse harmonico-rythmique, formelle, stylistique) s’impose d’emblee. Cela suf?t-il ? En un sens oui. Et pourtant, parce que notre demarche et les resultats que nous en avons presentes ont suscite bien des objections, il convient d’exposer en quelques mots, et sans pouvoir pretendre ici a l’exhaustivite, quelques fondements theoriques et quelques axes fondamentaux de notre demarche.
Un dernier avertissement pour repondre par avance a une question generale que l’on nous pose souvent et mesurer l’ampleur des deplacements a operer : notre demarche musicale, si elle est fondee, doit s’appliquer jusqu’a la ?n du XIXe siecle et dans certains cas jusqu’a 1911 (annee de la mort de Mahler).
Il nous est necessaire ici de reconnaitre notre dette envers les travaux du Prof. Willem Retze Talsma, dont l’ouvrage principal, Wiedergeburt der Klassiker, publie en 1980, a donne naissance en Allemagne et en Hollande au mouvement aujourd’hui appele Tempo Giusto - TEMPUS. Cet ouvrage, qui exposait sur des bases scienti?ques, la problematique des tempi, a ouvert une voie qu’explorent desormais de trop rares chercheurs, tels les Dr Grete Wehmeyer et Dr Christoph von Gleich.
Mozart ?
Mozart n’a metronomise aucune de ses ?uvres. L’invention du metronome lui est posterieure, et il n’a pas eu recours au chronometre ni a la pendule, d’usage trop marginal. On possede certaines metronomisations qui sont le fait de ses contemporains Czerny et Hummel, et qui peuvent fournir de precieux renseignements, sujets a precautions, et dont l’interpretation renvoie aux memes principes que celles qui s’imposent a la lecture des indications metronomiques beethoveniennes. Mais il est clair que les principes de cette re?exion sur les metronomisations doivent egalement presider a l’etude et a l’interpretation des indications «a l’italienne» telles qu’on les trouve chez Mozart, car c’est en fonction de la meme pensee que les auteurs eurent recours a l’une ou l’autre de ces types d’indications. On imagine bien que, plus contraignantes en apparence, les indications metronomiques, interpretees souvent de maniere purement mathematique (comme on a une nouvelle fois tendance a le faire aujourd’hui, dans une intention louable mais mal dirigee d’ «exactitude historique»), donnent lieu a des contresens qu’une indication apparemment plus «souple» ne justi?erait pas ; c’est peut-etre la raison pour laquelle bien des compositeurs du XIXe Siecle, d’abord seduits, renoncerent a leur usage.
Petit soulagement pour l’ame tourmentee de Wolfgang, ses interpretes doivent etre a meme de comprendre les rapports entre son ecriture et l’indication peripherique de tempo qui y est attachee. Isaac Newton disait volontiers qu’il ecrivait «dif?cile» pour decourager les mauvais mathematiciens ; nos compositeurs, jusqu’au debut du XIXe siecle, n’ont malheureusement pas reussi a decourager grand-monde.
Les donnees theoriques ou Les pourquoi ?
Element de base de toute ?uvre musicale, sur lequel se fonde tout acte de langage, toute recherche de forme et d’effet sensoriel, le rythme a ete et reste la pierre angulaire, le centre de gravite qui rend vivante toute partition musicale. Le premier souci d’un compositeur, d’un musicien et d’un pedagogue responsable a l’egard d’une ?uvre musicale doit se situer dans ce registre. Mal ecrite ou mal comprise, la structure rythmique d’une partition peut ebranler tout ou une grande partie de son contenu sensoriel.
Depuis la Renaissance, les re?exions concernant le mouvement de la musique s’incarnent dans une multitude d’ecrits theoriques, lesquels re?etent bien evidemment en partie les preoccupations des compositeurs eux-memes. La ou certains compositeurs et theoriciens se contentent de donner les traits caracteristiques de la mesure et font con?ance aux interpretes, d’autres, stupefaits parfois des differences qu’ils constatent entre les diverses interpretations d’une meme ?uvre, et des deformations auxquelles ces divergences exposent leurs propres ?uvres, cherchent visiblement et tres serieusement a trouver un moyen ?able pour faire comprendre leurs intentions.
Entre dualite et parole :
Comment indiquer le mouvement d’une ?uvre ? Jusqu’au debut du XIXe siecle les theoriciens et/ou les compositeurs ont prone et eu recours a trois outils fondamentaux :
1) Le pouls humain (Systole-Diastole) ;
2) Des mots (indications Italiennes : Adagio, Andante, Allegro, Presto…,Tempo ordinario, Tempo giusto) ;
3) La seconde (TIC TAC) de la pendule et de l’horloge.
Depuis les debuts de l’ere polyphonique il va de soi que les battements d’une mesure doivent etre fondes sur le pouls humain. Or cette evidence, qu’il faut interpreter avec precaution, a deux consequences immediates. La premiere est que toute unite de mesure est d’emblee ressentie comme decomposee, conformement a l’alternance organique systole-diastole. La seconde apparait avec le developpement du langage musical et de la musique instrumentale, la structure rythmique des partitions se fait de plus en plus elaboree et donc precise.
Au cours du XVIe siecle il devient necessaire de se donner des moyens pour completer l’indication trop generale du pouls humain. Les italiens et les francais se preoccupent surtout de preciser par des mots le caractere ou l’affeto des partitions ; en meme temps ils essayent de rationaliser davantage le rythme par l’invention des mecaniques comme la Pendule.
Les paroles italiennes prennent plus d’un siecle pour s’imposer ; les indications francaises, trop attachees aux danses et Airs de caractere, disparaissent. Mais l’information fondamentale que les indications italiennes donnaient aux compositeurs se reduit rapidement a la seule fonction d’indiquer, grosso modo, si le mouvement general de l’?uvre est lent, modere ou vif. Quant aux mecaniques, la pendule sera, a cause de sa lourdeur mecanique, d’abord remplacee par d’autres machines appelees chronometres, avant de prendre la forme de?nitive du metronome et cela presque deux siecles apres son invention. C’est donc presque parallelement que l’elaboration theorique et la mise en pratique de ces deux outils se developpent.
S’il existe quelques problemes mineurs dus au caractere trop general des principales indications de Tempi italiens, la possibilite d’accorder a une valeur de mesure une valeur numerique ne devrait semble-t-il en presenter aucun. Mais c’est tout le contraire qui se produit. Et tout le probleme devient de savoir si cette valeur numerique doit etre appliquee dans un sens mathematique ou metrique.
L’idee principale est que le principe de Thesis - Arsis (poser-lever) est au fond commun aux deux methodes pour determiner le Tempo. Ce principe renvoie, en reference au pouls humain, a la succession systole-diastole ; au mouvement aller et retour de la pendule, et par analogie, pour le metronome, a deux battements de la hampe (tic-tac).
Cela est fondamental, car lorsqu’il s’agira d’avoir recours, par exemple, a une metronomisation, celle-ci se fera la plupart du temps par analogie avec le battement du pouls : ainsi une indication metronomique du type
«72» a la noire pour une mesure a 4/4, sera a comprendre ainsi : le metronome est regle sur «72», mais la noire, unite de mesure, est naturellement materialisee par un aller-retour de la hampe du metronome (soit, eu egard a notre lecture moderne, «mathematique» des indications metronomiques, un Tempo de «36» a la noire).
Pour ceux qui veulent connaitre l’etendue de l’application metrique en tant que regle fondamentale dans d’autres arts outre la musique et la danse, on conseillera de considerer un instant les fondements metriques de la langue theatrale et poetique. Sans la sous division metrique des syllabes nous ne pouvons pas concevoir ni l’immobilisme du quatorzain, vers de sept accents avec deux cesures nettement marquees, ni l’explosion des variantes du pentametre iambique - vers blanc - elisabethain utilise par Shakespeare. Et cela va beaucoup plus loin qu’une simple analogie entre la dialectique ecrite et le discours musical.
Parce que metrique !
Notions analytiques sur l’unite de temps et son emploi mathematique et metrique :
Quels sont les principes de base pour l’application de l’unite de temps aux indications italiennes ou generales des Tempi ?
Notre analyse repose sur l’examen croise de trois donnees fondamentales :
1) les durees de notes (ronde, blanche, noire, croche, etc...) ;
2) les signes de mesure 4/4, 3/4, 3/8, 6/8, etc... et ses temps de mesure respectifs 1/4 , 1/8… ;
3) les indications agogiques tels que Adagio, Andante, Allegro et Presto.
Il faut avoir comme point de depart l’unite de temps de la mesure ; a partir de celle-ci, plus le Tempo sera vif, plus sa valeur sera naturellement agrandie, et plus le Tempo sera lent, plus sa valeur sera reduite. Cet effet de miroir est fondamental, soit pour pouvoir identi?er les indications mathematiques, soit pour interpreter la metrique qui en decoule.
Mesures portant comme unite de temps la noire :

Mesures portant comme unite de temps la blanche :

On voit donc en quel sens on aboutit, a la ? n du XVIIIe siecle, a une idee qui risque de devenir inerte, celle du Tempo Giusto. Ce Tempo Giusto pose comme reference une mesure Alla Breve dont la blanche equivaut a «Metronome»: = 60 ou 72 ou 80 et ses subdivisions consequentes. Conformement a la theorie, ce Tempo giusto est au c?ur de toute ecriture musicale, meme s’il est dissimule sous des indications qui ne le designent pas directement. La dif?culte a laquelle se heurte l’interprete, c’est d’analyser les rapports entre les indications agogiques, le signe de la mesure et l’unite de temps, le tout dans un rapport organique avec ce Tempo Giusto. C’est la necessite d’une telle interpretation qui constituera le point de litige principal entre l’approche analytique et artistique que nous appliquons et celles qu’on utilise couramment.
Etudiant les indications metronomiques laisses par plusieurs compositeurs, et en premier lieu par Beethoven, nous constatons que ce ne sont pas les indications metronomiques qui sont problematiques, mais que c’est la maniere de les lire qui peut entrainer des complications. On aura donc, de maniere generale, affaire a des indications mathematiques qui auront besoin d’etre lues de facon metrique (c’est-adire compte tenu de la subdivision de l’unite de mesure a laquelle l’indication metronomique s’applique).
Ainsi, dans le premier mouvement de la Symphonie N° 9 de Beethoven, l’indication mathematique noire = 88 impose la lecture «metrique» croche = 88.
Par contre, les lectures metriques ne doivent etre, a notre avis, ni systematiques, ni detachees de la prise en consideration du contexte de realisation musicale, surtout lorsqu’il faut aborder les Adagi et les Andanti. Ce n’est pas ici le lieu d’evoquer la maniere dont ces principes s’appliquent de maniere differenciee aux differents tempi, plus rapides ou plus lents, binaires ou ternaires. Mais les principes sont fermes, et les questions desormais clairement ouvertes.
L’evidence des equivalences :
De nombreuses applications concernant le changement de Tempo a l’interieur d’une meme ?uvre vont entrainer des equivalences claires entres les parties lentes et plus mouvementes et en ce qui concerne les transitions entre des signes de mesure binaires et ternaires. Pour etre entendu a l’identique, une meme cellule rythmique ou un motif thematique doit evidemment etre ecrit differemment si le Tempo a change ; si l’analyse rythmique, formelle et thematique montre que ce motif doit effectivement etre entendu a l’identique, le rapport organique entre deux tempi sera etabli et devra etre integralement assume.
Au point de vue formel les contractions et les elargissements causes par des equivalences rythmiques sont un outil et l’un des points d’appui les plus importants pour defendre et lire les indications metronomiques qui nous sont parvenues d’une facon metrique. Cette pratique, tres utilisee au XVIIIe et au XIXe siecles, est d’ordre purement structurel : si ?uctuations il y a quand on double ou divise les unites de la mesure, c’est pour preciser avec beaucoup de minutie l’equivalence. Cela montrera a l’interprete qu’il doit prendre en compte le mouvement interne de ce qui vient d’etre joue, ainsi que de ce qui va etre joue.
Conclusion :
En etablissant l’unite de la mesure comme centre de gravite pour les lectures metriques, nous respectons les principes de base de la theorie musicale. Nous avons essaye de demontrer qu’au-dela d’une lecture mecanique standard des indications metronomiques, la lecture de la partition demeure le seul element pour permettre de decrypter son ecriture, son fond et sa forme.
La decision, par exemple, de prendre en compte a la lettre les indications de Tempo d’un compositeur, s’impose donc au nom de deux principes pourtant radicalement opposes : elle peut tenir, et c’est dans cette voie qu’il nous semble qu’il faut s’engager resolument, a un souci de comprehension de l’ecriture de l’?uvre qui s’efforce de degager sa coherence interne et externe et celle des indications qui nous livrent un acces a sa realite rythmique ; elle peut egalement tenir a une demarche qui isole les indications de Tempo des conditions reelles d’effectuation sonore, demarche qui, a ce qu’il nous semble, en pretendant donner a ces indications une legitimation mathematique ineluctable, ne peut conduire qu’a relativiser leur valeur et surtout a aseptiser gravement le discours musical que l’on pretend comprendre. Les outils destines a determiner les Tempi, sont, pour nous, fondamentaux pour la formation de la pensee.
«(...) Grises, mon cher ami, sont toutes les theories, et vert l’arbre dore de la vie. (...)»
Faust / Goethe
Maximianno Cobra
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